L'antisémitisme, un outil de propagande sioniste ?

[Un article à nouveau d'actualité. Il a été publié une première fois dans le dossier "Etre juif : des identités multiples" du journal du Centre bruxellois d'action interculturelle, janvier 2012 *].

Pour les organisations de la communauté juive de Belgique, l'antisémitisme est plus que jamais présent dans notre pays. Les Juifs seraient en permanence en danger. Entre réalité et exagération, n'existerait-il pas une stratégie visant à instrumentaliser ce racisme au profit de la propagande sioniste néoconservatrice ?
"Semieten (joden en makkakken) zijn de eeuwige parasieten. Hitler had zijnwerk moeten afmaken. Makkakken, joden en turken zijn nog lager dan een stront. Uitroeien dat gespuis!" ("Les Sémites (Juifs et macaques) sont les parasites du siècles. Hitler aurait dû terminer son travail. Les macaques, les Juifs et les Turcs sont encore moins que de la merdre. Il faut exterminer cette racaille"). Cette missive ordurière, en néerlandais, est celle reçue en février 2011, par email, à la rédaction de Joods Actueel, un journal juif édité à Anvers.


Dans notre pays, la "haine de l’Autre" reste d’une actualité brûlante, comme peut en témoigner la teneur du contenu de ce message électronique. Pire, il n’est que le sommet de l’iceberg! Comme les divers rapports annuels d’organismes antiracistes et de défense des droits de l’Homme le démontrent, année après année, le racisme et les discriminations (toutes catégories confondues) perdurent en Belgique, comme dans le reste de l’Europe.


Le racisme "le plus vieux du monde"

La nomenclature antiraciste place l’antisémitisme (le racisme qui, spécifiquement, cible les Juifs) dans une catégorie à part des autres faits visant des personnes ou des groupes en raison de leurs origines ethniques, nationales ou culturelles. Cette typologie séparée est liée à l’histoire récurrente, universelle (même dans les pays où il n’y a pas de Juifs, il y a des antisémites!) et génocidaire de ce racisme, "le plus vieux du monde", pourrait-on dire.

Mais l’antisémitisme, dans les faits, se distingue encore des actes racistes commis à l’encontre des Maghrébins ou des Noirs, par exemples. Plusieurs rapports publiés en Belgique constatent que les Juifs sont toujours, plus de 60 ans après la chute du IIIe Reich nazi, l’objet de stigmatisations, de stéréotypes, de préjugés et d’agressions violentes de rue. Cependant, à la différence de bien d’autres minorités et communautés d’origine immigrée, ils ne sont pas les victimes d’une discrimination au quotidien tous azimuts s’exprimant dans divers secteurs: logement (refus de location d’un bien immobilier), emploi (non sélection pour un job malgré la possession des compétences exigées dans l’offre), loisirs (persona non grata dans une discothèque), etc. En résumé, il est bien plus facile pour les Belges juifs de vivre dans notre société contemporaine, sans être discriminés, que pour les Belges maghrébins, musulmans ou subsahariens.

Or, à en croire les organisations de la communauté juive, soutenues par quelques médias (Le Vif/L’Express présentait en décembre 2011, en couverture, un dossier intitulé "Pourquoi les Juifs de Belgique ont peur"), il existerait une véritable déferlante antisémite s’abattant toujours en Belgique. Elle serait même, depuis le début des années 2000, en inquiétante augmentation. L’une des preuves avancées: le nombre de Juifs optant pour faire leur alyah est sans cesse en augmentation. En 2010, plus de 250 Juifs venant de Belgique se sont ainsi installés dans l’Etat hébreu, soit une augmentation de 63 % par rapport à l’année d’avant [1]. L’alyah ne serait donc plus dans ce cas de figure considérée comme le résultat naturel d’une éducation pro sioniste (octroyer dans toutes les organisations juives belges, à l’exception de l’Union des progressistes juifs de Belgique, l’UPJB), mais comme la conséquence directe d’un antisémitisme menaçant l’intégralité des Belges juifs ou d’origine juive. Israël reste dès lors considéré comme le "foyer national" protecteur pour tous les Juifs du monde entier.

La députée régionale bruxelloise Viviane Teitelbaum (MR), lors de la présentation à la presse, en décembre 2008, de son livre "Salomon, vous êtes Juif? L’antisémitisme en Belgique du Moyen-Âge à Internet" (éditions Luc Pire), affirma que l’observation de la montée de l’antisémitisme dans notre pays pouvait aussi se mesurer par le nombre important de jeunes juifs choisissant de faire leurs études universitaires à l’étranger. Etudiante à l’ULB dans les années 1970 (et alors proche de l’extrême gauche trotskiste propalestinienne), Viviane Teitelbaum oublia manifestement de contextualiser notre période actuelle qui donne la possibilité aux étudiants de se retrouver sur des campus ailleurs qu’en Belgique… via le programme européen Erasmus! Le constat de la parlementaire libérale n’explique donc aucunement le sentiment d’antisémitisme larvé sur le territoire national et démontre, une fois de plus, la charge irrationnelle que ce fléau peut encore susciter chez certains.
Flux tendu

Pour démontrer le danger permanent dont seraient victimes les Juifs, une vigilance et une mobilisation systématiques restent de mises, souvent avec des exagérations et l’exploitation des émotions cultivées du souvenir de la Deuxième Guerre mondiale. "Aujourd’hui, les principales organisations représentatives du judaïsme européen consacrent 90 % de leur temps au combat contre l’antisémitisme et contre la délégitimation d’Israël", informait en 2010 Claude Kandiyoti, le directeur de Contact J, le périodique du Cercle Ben Gourion qui s’autoproclame comme étant le "mensuel d’expression du judaïsme belge" [2].

Les organisations officielles de la communauté juive – le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB), le Consistoire central israélite de Belgique (CCIB), le Forum der Joodse organisaties (FJO) et le Coordinatie komité van Joodse gemeenten van Antwerpen (CKJGA) – alarment en flux tendu, parfois même de manière harcelante, les autorités politiques et publiques. Depuis 2004, ces organisations ont imposé la création d’une "cellule de veille" - dont le but est la lutte exclusive contre l’antisémitisme - gérée par le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (CECLR), une institution fédérale sous la tutelle de l’actuelle ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet. Un favoritisme dont ne bénéficient pas les autres victimes du racisme.

Mais revenons aux actes pouvant être qualifiés d’antisémites. Chaque année, depuis 2001, les méfaits visant en particulier les Juifs commis sur l’ensemble de la Belgique sont recensés sur le site Internet "www.antisemitisme.be". Ce site est officiellement sous la responsabilité d’un "groupe de bénévoles(qui) travaille avec le soutien du Consistoire central israélite de Belgique (CCIB) et en collaboration étroite avec le Bureau exécutif de surveillance communautaire (BESC)" [3], le service de sécurité interne de la communauté juive agissant sous les hospices du même CCIB.

A chaque réception d’actes jugés comme antisémites, l’équipe d’antisemitisme.be les analyse et les "vérifie scrupuleusement" avant publication sur son site. Les incidents relevant des lois antiraciste et antinégationniste sont ensuite transmis au Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, sur base d’une"collaboration quotidienne" existant entre cet organisme, le CCIB et l’équipe d’antisemitisme.be. Le rapport annuel 2010 de ce dernier recensait 52 actes antisémites, ce qui représentait une diminution de 52 % par rapport à 2009. La tendance devrait être identique pour 2011. Entre le 3 janvier et le 8 décembre 2011, 54 incidents ont été enregistrés. Une fois de plus, les grands enseignements restent identiques: la plupart d’entre eux se sont produits en Flandre (17) et à Bruxelles (16), un seul en Wallonie; il s’agit dans la majorité des cas de propos antisémites constatés sur Internet (29); les actes de violences physiques sont minoritaires (4)… Quant à l’origine des auteurs, les rapports annuels d’antisemitisme.be ne les représentent pas de manière manifeste. Exercice que nous avons réalisé pour 2011. Que pouvons-nous constater: la majorité des faits ont été commis par des Belges néerlandophones (8) et francophones (7). Cinq auteurs présumés sont d’origine maghrébine ou musulmane. Ce qui contredit le courant actuel d’explication de la montée de l’antisémitisme par l’émergence d’une nouvelle "judéophobie planétaire" orchestrée par les "islamo-révolutionnaires", comme l’explique notamment le philosophe français Pierre-André Taguieff [4], très en vogue dans les milieux sionistes néoconservateurs.



"Islamo-gauchistes" ou "nazislamistes"?

Le "nouvel antisémitisme", si souvent avancé pour le différentier de l’"antisémitisme traditionnel" endogène à l’extrême droite raciste et aux disciples du national-catholicisme autoritaire, serait l’œuvre exclusivement des islamistes, de jeunes maghrébins et des "islamo-gauchistes". Dénonçant, bien après Pascal Bruckner, ces derniers, Claude Demelenne, un intellectuel passé des rangs propalestiniens à ceux de la cause prosioniste par une conversion au néoconservatisme, a aussi pointé du doigt une "extrême droite musulmane". Il déclara ainsi, en 2009, dans Contact J : "On ne peut pas fermer les yeux sur la réalité d’une extrême droite verte. Il faut oser nommer les choses : il y a aujourd’hui une extrême droite musulmane bien présente à Bruxelles" [5]. Trois ans avant Demelenne, c’est l’avocat (et futur fondateur du Parti populaire) Mischaël Modrikamen qui s’était carrément lui attaqué, dans les colonnes de La Libre Belgique, aux "nazislamistes" [6].

Ce "nouvel antisémitisme" prendrait à bras le corps le corpus négationniste et antisioniste. Si la négation du génocide commis par les nazis contre les Juifs fait évidemment partie de l’arsenal antisémite, il n’est pas de même pour le positionnement critique et d’opposition à la politique israélienne contre le peuple palestinien.
Pour les partisans inconditionnels d’Israël, l’antisionisme serait l’une des nouvelles manières d’être aujourd’hui antisémite, par exportation chez nous du conflit israélo-palestinien. Certes, il y a des personnes cultivant une haine féroce contre les Juifs appartenant à l’un des nombreux courants antisionistes. Comme il y a des racistes utilisant l’islamophobie ambiante comme "cheval de Troie". Mais tous les opposants au gouvernement israélien ne sont pas des disciples de Maurras ou de Céline, comme toutes les personnes émettant des craintes au sujet de certaines revendications culturelles et religieuses de populations issues des immigrations récentes ne sont pas les nouveaux compagnons de route de l’extrême droite.

L’analogie entre antisémitisme et antisionisme fait partie d’une stratégie, dont le but est de stigmatiser ceux qui dénoncent l’oppression des Palestiniens par les autorités israéliennes qui se sont succédées à Jérusalem, depuis 1948. Le qualificatif d’antisémite est délictueux, c’est pourquoi il s’est imposé comme une arme idéologique redoutable dans la propagande pro sioniste.

La stratégie est de faire passer les ennemis d’Israël comme étant les nouveaux nazis. Une vision qui s’accommode avec l’atmosphère islamophobe du moment. Ce n’est donc pas pour rien qu’une partie de l’extrême droite (le Front national français, le Vlaams Belang, l’English Defence League...) et de la "nouvelle droite" nationale-populiste européenne (le PVV hollandais, le FPOë autrichien, la N-VA...), contre l’"islamisation", s’est rangée du côté de l’Etat israélien et de ses supporters (juifs et non juifs) à l’étranger. Un repositionnement géostratégique ayant pour objectif du même coup – et surtout – de briser le cordon sanitaire qui isole la droite radicale dans le paysage politique et l’empêche d’accéder en coalition au pouvoir.
DSK, "candidat des banquiers juifs"

Pourtant, à droite, l’antisémitisme n’a pas disparu pour autant, contrairement à ce qu’affirment (ou occultent) les pourfendeurs du "nouvel antisémitisme". Dans les fractions pures et dures de l’extrême droite, il perdure comme jadis. Mais désormais, pour éviter les foudres de la justice, l’utilisation d’un vocabulaire codé est de mise. Des journaux ouvertement hostiles aux Juifs – et à leur "pouvoir mondial" fantasmé – restent à la mode au sein de l’extrême droite. C’est le cas de l’hebdomadaire Rivarol, également lu en Belgique dans la droite nationaliste.

Tabouisé, un discours anti Juifs détourné s’exprime encore, ici et là, à droite. Certes sur un mode plus soft ou en filigrane. En avril 2011, le cercle étudiant Solvay (ULB) fut accusé d’antisémitisme suite à la publication d’un article se voulant satirique sur les juifs dans son bulletin interne [7]. Cet exemple a été médiatisé. D’autres existent encore pour s’apercevoir que les stéréotypes sur les Juifs restent populaires également dans la droite libérale.

Sur Facebook, des commentaires de ce style circulaient, il y a moins d’un an, à propos de Dominique Strauss-Khan, alors candidat possible du PS à l’élection présidentielle française (avant son arrestation à New-York), et son épouse : "DSK et Sinclair, le couple qui symbolise à merveille la plus écœurante gauche caviar qui soit: la (pseudo) gauche des banquiers juifs et du showbiz" et "(DSK) c’est le candidat des banquiers juifs". Prenant encore la défense des antisémites français Alain Soral et Dieudonné, le signataire de ces commentaires bien particuliers, Jérôme D (nom connu de l’auteur de cet article), n’est pas un membre d’un groupuscule d’extrême droite de tradition antisémite et encore moins un "islamo-gauchiste", mais un "militant" (sic) du Mouvement réformateur (MR). Dans sa liste d’amis Facebook, se trouvent de nombreux parlementaires de cette formation politique, ainsi que des représentants de la société civile, avec lesquels Jérôme D dialogue régulièrement. C’est notamment le cas d’une dénommée Tatiana Hachimi. Celle-ci participa au "fil de commentaires" Facebook sur DSK, le "candidat des banquiers juifs".

Dixième candidate aux élections législatives de 2010 sur la liste du MR pour le Sénat, Hachimi avait pourtant dénoncé publiquement un "extrémiste anti Juif", en mars 2011, avec les députés MR Alain Destexhe, Viviane Teitelbaum et le pamphlétaire Claude Demelenne [8]. Etrange compagnonnage de ces libéraux avec une amie d’un antisémite. Tatiana Hachimi l’est également d’un dirigeant du Front national, partenaire officiel d’un mouvement politique fondé par un groupe néonazi, négationniste et antisémite.

L’antisémitisme est un phénomène raciste récurrent présent dans différents milieux sociaux et idéologiques. Il est aussi instrumentalisé dans le cadre de manœuvres politiques manichéennes. Manœuvres qui permettent, d’un côté, à Israël de se protéger de toute opposition objective à sa répression du mouvement de libération nationale palestinien et, de l’autre côté, qui offrent directement à l’extrême droite européenne (de tradition antisémite) une possibilité de mettre fin à sa diabolisation, en vigueur depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.


Manuel Abramowicz est auteur, notamment, du livre Extrême droite et antisémitisme en Belgique de 1945 à nos jours (Bruxelles, éd. EVO, 1993, 159 p.), et coordinateur du web-media RésistanceS.be
Notes
[1] Selon une étude réalisée par l’Agence juive pour Israël et le ministère de l’Immigration et de l’intégration israélien.
[2] Claude Kandiyoti, "Pour un judaïsme positif", in Contact J, n° 231, janvier 2010, p. 6.
[3] Selon le rapport 2010 du site www.antisemitisme.be, p. 3.
[4] Pierre-André Taguieff, Prêcheurs de haine – Traversée de la judéophobie planétaire, éditions Mille et une nuits, 2004. Dans la conclusion de cet imposant livre (967 pages), l’intellectuel néoconservateur écrit: "(…) la menace islamo-révolutionnaire est présente et à venir. Soixante ans après Auschwitz, les Juifs du monde entier craignent pour leur vie. Ils sont explicitement menacés de mort par leurs nouveaux ennemis, ‘’chefs spirituels’’ ou soldats furieux de l’islamo-terrorisme" (p. 945).
[5] Extrait d’une interview de Claude Demelenne accordée à Contact J, n° 229, novembre 2009, p. 9, le périodique du Cercle Ben Gourion.
[6] "Israël, sentinelle de notre liberté", texte d’opinion de Mischaël Modrikamen publié le 3 août 2006 dans le quotidien La Libre Belgique.
[7] Manuel Abramowicz : "Antisémitisme chez les BCBG ?", article publié sur RésistanceS.be, 7 avril 2011 (www.resistances.be/antisemsolvay.html).
[8] Destexhe, Teitelbaum, Demelenne et Hachimi sont les signataires d’un communiqué de presse particulièrement malhonnête, daté du 13 mars 2011, me ciblant nommément comme ayant pris la "défense d’un extrémiste anti-Juif". La raison officielle de cette attaque: un extrait de mon chapitre publié dans un livre collectif coordonné par Anne Morelli, Rebelles et subversifs de nos régions - des Gaulois jusqu’à nos jours (éditions Couleurs livre, 2011). Dans ce chapitre décrivant les différentes formes de rébellions actuelles, j’ai évoqué, dans un très court paragraphe de quelques lignes seulement, l’existence d’Egalité, une petite formation politique bruxelloise très ancrée chez des jeunes issus de l’immigration marocaine et cofondée par un activiste propalestinien accusé d’être un antisémite (sans pour autant qu’aucune plainte n’ait été déposée jusqu’à présent contre lui par ses accusateurs). Mon texte n’exprimait aucun soutien à Egalité et encore moins à son dirigeant principal. Il s’agissait juste d’une analyse de type sociopolitique classique. Paradoxalement, comme l’observation de Facebook le démontrera, c’est Tatiana Hachimi en personne, membre du MR et "compagnon de route" du trio Destexhe-Teitelbaum-Demelenne, qui s’affiche comme amie directe d’un dirigeant du Front national et d’un anti Juif, Jérôme D, également militant du même MR qu’Alain Destexhe et Viviane Teitelbaum.

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